Approfondir l’unité en Christ de l’Église :
racisme et différences culturelles, une réflexion nécessaire
Pendant trois ans, de 2016 à 2018, les rencontres du bureau et de l’assemblée générale du CÉCEF ont été employées à un travail sur l’unité telle que nos différentes Églises la comprennent et la vivent. Au terme de ces années, deux théologiennes ont repris l’ensemble de la démarche et tiré quelques axes de réflexion. Un des axes présentés comme devant être travaillé pour que notre unité ecclésiale ne soit pas un mot idéologique a été le racisme. Les coprésidents et les cosecrétaires du CÉCEF ont été surpris et un peu blessés d’entendre que notre vie ecclésiale pouvait être marquée par ce péché. Il nous semblait spontanément qu’il était absent de la vie de nos communautés où les pasteurs, les prêtres et les fidèles appartiennent de plus en plus à des races différentes sans que nous repérions de racisme au sens strict.
Nous avons donc décidé d’engager un travail à ce propos. Quelques auditions nous ont vite persuadés qu’en effet, au-delà de la réticence à ce qu’une communauté soit confiée à un étranger, au-delà même des expressions racistes caractérisées qui peuvent toujours exister, malgré la grande gentillesse souvent manifestée et la fraternité voulue, des comportements spontanés pouvaient renvoyer à des considérations inconsciemment mais réellement racistes.
Le plus délicat est évidemment de définir ce qu’est le racisme.
Selon une historienne spécialiste du sujet que nous avons écoutée ensemble en visioconférence, le racisme comme théorie de l’inégalité des races s’est construit à partir du XVIIIème siècle lorsqu’il est devenu clair que l’esclavage ne pourrait pas durer, la rentabilité du commerce triangulaire baissant et surtout la violence que l’esclavage suppose pour empêcher un être humain de s’inscrire dans un système de parenté se retournant contre ceux qui le pratiquaient. Il a fallu alors justifier que certains soient maintenus dans une condition humaine inférieure, avec moins de droits, moins de revenus, un travail toujours moins valorisé. En tout cas, l’esclavage et sa fin ont généré un certain type de regard porté sur l’autre et sur soi.
L’appréciation de ce qui est raciste et de ce qui ne l’est pas dépend, sans aucun doute, de la position de chacune ou de chacun. Ceux qui les subissent ressentiront comme racistes des attitudes, des réflexions, des manières d’être ou d’agir, que celui ou celle qui en est l’auteur n’envisage pas du tout ainsi : il ou elle veut aider, accompagner, tenir compte des caractéristiques propres à chacun, être objectif, sans réaliser qu’il ou elle renvoie l’autre à une différence dans laquelle cette personne se sent enfermée par force et à laquelle elle ne veut pas être identifiée.
Cette question du racisme renvoie à celle, plus fondamentale, de l’identité. Le chrétien reçoit en Christ une nouvelle identité, non plus à partir de ses origines sociales, culturelles, ethniques, etc. mais uniquement à partir de Christ : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ. » (Gal 3,28 TOB).
Même si cette nouvelle identité est forcément incarnée socialement, culturellement, sexuellement, etc., en elle ces catégories sont relatives parce que secondes. C’est à une véritable conversion que le chrétien est appelé, non pas une fois pour toutes mais à chaque situation concernant cette question, comme le souligne l’épître à Philémon : Onésime est bien l’esclave de Philémon mais il est aussi son frère en Christ. Par ce chemin de conversion, c’est de l’intérieur que le système implose. C’est une nouvelle qualité de relation qui est mise en avant, au nom de Christ qui transforme sa façon de voir et de comprendre. De même l’accueil de l’étranger ne peut être à sens unique mais il est toujours réciproque, l’intégration est à double sens et pas seulement du côté de celui de l’étranger. Il s’agit donc pour chacun de faire un voyage vers l’autre comme par exemple le livre de Ruth le rappelle. Ruth est l’étrangère, l’exclue de l’alliance, pourtant c’est par elle que la lignée royale prend corps. Ruth deviendra la matriarche de la royauté juive, l’ancêtre de la lignée de David. Si nous sommes interpellés dans notre relation à l’autre, nous le sommes aussi entant qu’Église, corps collectif. Parce que l’Église est ce lieu où chacun-chacune, aimé de Dieu, a toute sa place. Jusqu’où nos Églises sont-elles prêtes à une certaine « porosité » pour permettre cet accueil mutuel dans nos pratiques liturgiques, nos chants, etc. sans perdre nos identités mais dans un enrichissement mutuel ? De même, prier dans sa langue, retrouver ses compatriotes est, dans certaines situations, une source de réconfort, comment encourager et faciliter ces possibilités sans qu’elles deviennent des replis identitaires ?
Concernant l’accueil des ministres venant de l’étranger, les prêtres ou les pasteurs d’origine africaine ou asiatique sont-ils logés dans les mêmes conditions que les prêtres ou les pasteurs blancs ? Fait-on pour les accueillir les mêmes travaux que l’on ferait pour un ministre blanc ? Ne refuse-t-on pas certains travaux d’aménagement parce que l’on considère qu’ils sont inutiles pour « celui-là » ou « celle-là » ? Aurait-on le même jugement pour accueillir un prêtre ou un pasteur italien ou espagnol ?
Le français des Africains ou des Orientaux est un français différent du nôtre. Il n’en est pas moins une langue, leur langue. Certainement, certains ont des « accents » ou des manières de phrasé qui rendent leur compréhension difficile. Sommes-nous capables de parler de cela ? Comment nos Églises s’organisent-elles pour aider les prêtres ou les pasteurs à arriver chez nous ? Comment les nomme-t-on d’ailleurs ces prêtres et ces pasteurs ? « Venus d’ailleurs » ? Pourquoi pas « missionnaires » ? Une telle appellation aurait l’avantage de reconnaître la dignité de leur envoi et d’autre part de rendre plus claire la nécessité d’une inculturation. Car le missionnaire ne vient pas d’une culture inférieure vers une culture supérieure qu’il aurait à rejoindre, mais d’une culture différente vers une culture différente pour nous aider mutuellement à découvrir le Christ de manière renouvelée et à en vivre.
D’autre part, il se trouve que notre réflexion se poursuivait lorsque la mémoire de l’esclavage et les conséquences à en tirer dans nos musées, nos villes, nos institutions, s’est posée avec force et même violence aux États-Unis et en Grande-Bretagne, notamment dans les milieux étudiants et universitaires. Les Églises chrétiennes en tant que telles n’ont certes pas encouragé l’esclavage. Elles n’ont pas forcément échappé à toute compromission, elles n’ont pas été indemnes de tout racisme. Pour en rester au contexte français, il semble qu’une partie des difficultés des territoires d’outre-mer s’enracine dans les séquelles de l’esclavage et du regard sur l’autre et sur soi qu’il a engendré. Des initiatives intéressantes se prennent en Martinique. Nous sommes intéressés à les connaître et nous voudrions encourager les évêques et les pasteurs des villes qui ont fait fortune dans le commerce triangulaire à travailler avec les évêques et les pasteurs des territoires d’outremer pour chercher les gestes symboliques qui pourraient être utiles.
Paris, 15 octobre 2023