René Beaupère o.p. (1925-2022)

© C. Aubé-Elie

L’interview ci-dessous fut publiée dans la revue Unité des Chrétiens n°150 – avril 2008.

Toujours solide et vif à 83 ans, le dominicain René Beaupère a œuvré pour l’unité des chrétiens toute sa vie1. D’abord dans sa ville, Lyon, qu’il revendique comme sa patrie spirituelle, mais aussi en faisant découvrir chrétiens et lieux chrétiens du monde entier aux nombreux adeptes de ses “voyages œcuméniques”. Créateur du Centre œcuménique Saint-Irénée, une “institution” aux activités multiples, il a eu tôt l’intuition de la nécessaire prise en charge pastorale des couples mixtes et de la fécondité œcuménique particulière de ces “îlots d’unité” retrouvée. Il est persuadé que si l’horizon de notre cheminement vers l’unité semble parfois bouché, l’Esprit saint saura nous surprendre, comme il l’a toujours fait, et nous faire avancer.

Quand je regarde en arrière, je constate que j’ai mené une vie très simple, tracée toute droite, sans à-coups. J’ai le sentiment d’avoir été conduit… Né à Lyon en 1925, je suis très attaché à ma ville. Rien ne me prédisposait à l’œcuménisme – pas un seul protestant dans ma famille. J’ai bien suivi les cours de l’abbé Paul Couturier à l’Institution des Chartreux entre 1938 et 1941 mais ils ne m’ont pas introduit directement au travail œcuménique. Cependant, sous l’occupation allemande, il nous montrait parfois les cartes postales qu’il recevait de Londres, estampillées au passage à Lisbonne et cela faisait entrer le monde extérieur dans notre vie confinée, emprisonnés que nous étions dans la zone dite “libre”. Attiré par cet air du large, je suis allé le voir régulièrement chez lui entre 1941 et 1944. Il m’a aidé à découvrir la prière pour l’unité, m’a raconté ses voyages en Angleterre, m’a parlé de Roger Schutz qui s’apprêtait à fonder la communauté de Taizé. Il n’a probablement prononcé que rarement devant moi le mot œcuménisme mais il m’a ouvert à l’accueil de l’autre, du frère différent. C’est aussi pendant ces trois années qu’à l’Université j’ai fait connaissance, pour la première fois, de protestants. J’y ai organisé ma première rencontre œcuménique avec (le futur pasteur) Albert Greiner. Entré fin 1944 au noviciat dominicain d’Angers, j’ai annoncé que je souhaitais m’occuper d’unité des chrétiens. On m’a répondu que “ce n’était pas une mauvaise idée”. A cette époque le P. Dumont et le P. Congar étaient déjà actifs dans ce domaine, ils écrivaient aussi. Chrétiens désunis était sorti en 1937. J’ai poursuivi dans cette voie au couvent d’études de Saint-Alban-Leysse en Savoie où j’ai ensuite passé sept ans. J’y organisais la Semaine de prière pour l’unité et de mini conférences ; j’allais régulièrement en pèlerinage aux Corbières sur la tombe de l’abbé Portal2; j’accueillais des personnalités anglicanes qui m’étaient envoyées par l’abbé Couturier.

Je suis allé pour la première fois à Taizé en 1948 – je n’étais même pas encore profès solennel. Je ne m’explique toujours pas comment mes supérieurs m’ont laissé aller, seul, chez des protestants, alors que cette année-là, un décret du Vatican interdisait formellement aux catholiques d’assister à la première Assemblée générale du Conseil œcuménique des Églises à Amsterdam!

Devenu prêtre, j’ai passé un an en 1952- 1953 à l’École biblique de Jérusalem. Dans la perspective du dialogue avec les protestants je souhaitais n’être pas trop mauvais dans la connaissance de la Bible. L’École se trouvait en territoire jordanien mais nous avions le droit de passer une fois par mois la porte Mandelbaum et de parcourir la zone devenue israélienne. J’ai donc pu découvrir toute la terre de la Bible.

A Jérusalem j’ai été séduit par les vêpres des moniales orthodoxes russes du Mont des Oliviers et je me suis initié, au séminaire Sainte-Anne, à la liturgie orientale. En janvier 1953, Roger Schutz, sa sœur Geneviève et Max Thurian m’ont rejoint pour quelques jours dans la Ville sainte. Pendant la Semaine de prière pour l’unité, quand je célébrais la messe, ce sont eux qui la servaient et répondaient en un impeccable latin.

C’est à votre retour en France que vous avez créé le Centre Saint-Irénée ?

Paul Couturier est mort en mars 1953. Revenant sept mois plus tard en France j’ai voulu créer à Lyon, dans son esprit (œcuménisme spirituel) et dans celui du Centre Istina3 (œcuménisme plus théologique), un lieu de réconciliation : ce fut le Centre Saint-Irénée auquel le P. Biot a travaillé dix ans avec moi. J’allais régulièrement à Istina, quelques jours par mois, mais j’ai refusé d’y succéder au P. Dumont. Je voulais rester à Lyon, ville carrefour entre l’Orient et l’Occident (saint Irénée), proche de Genève (le Conseil œcuménique) et des départements protestants du sud-est français.

Soutenu par un conseil interconfessionnel, le Centre Saint-Irénée assure trois sortes d’activités, outre son importante bibliothèque : les voyages œcuméniques CLEO, les cours d’œcuménisme par correspondance FOI (Formation œcuménique interconfessionnelle), et la pastorale des Foyers Mixtes – avec la publication de deux revues, Chrétiens en Marche et Foyers Mixtes.

Votre activité n’est pas inscrite dans un cadre institutionnel ; l’institution vous a pourtant demandé plusieurs fois votre collaboration ?

J’ai été expert auprès de la Commission épiscopale française pour l’unité des chrétiens depuis sa création en 1966. J’ai travaillé aussi avec le Conseil pontifical de Rome.

Le P. Dumont, de qui j’ai beaucoup reçu, m’a introduit dans les milieux du Conseil œcuménique des Églises, et j’ai assisté à toutes les Assemblées entre 1968 (Uppsala) et 1991 (Canberra) ; ma première rencontre avec Visser’t Hooft, l’“architecte” du COE et son premier secrétaire général, date de la fin des années 50 ; c’était un homme impressionnant à tous égards ! Je n’ai jamais été membre de Foi et Constitution, mais en tant qu’expert, invité ou journaliste, j’ai participé à toutes les réunions importantes de la commission théologique du Conseil pendant 40 ans à partir de 1960. A la 6e Assemblée du COE à Vancouver (1983), on m’a confié la responsabilité de la publication des Actes en français, en collaboration avec le pasteur Chapuis.

Autre élément capital pour moi : j’ai fait partie du Groupe des Dombes pendant 54 ans (le P. Couturier m’y a introduit en 1952, j’avais 27 ans). J’ai beaucoup reçu de ce groupe, un des rares lieux alliant recherche théologique, climat de prière et profonde amitié fraternelle.

Quant aux autres versants de votre activité…

J’ai été fortement soutenu dans ma vie de prêtre par des couples catholiques-protestants.

C’est en 1962 que le pasteur Henry Bruston et moi-même avons commencé à accompagner, à Lyon, un petit groupe de ces foyers mixtes. Nous les avons beaucoup écoutés. Puis, en différentes étapes que j’ai souvent racontées (en particulier dans Foyers Mixtes n°100), j’ai été amené à rédiger avec le pasteur Hébert Roux un vade-mecum à l’usage des prêtres et pasteurs, pour la pastorale commune des foyers mixtes. Le Comité mixte catholique-protestant est né de la publication de ces recommandations officiellement adoptées, en France en 1968, par les Églises catholique, luthérienne et réformée. Cette brochure a été suivie d’autres textes rédigés soit par le Comité mixte soit par des tandems que je constituais avec tel ou tel pasteur. L’ensemble de ces rédactions, parties de l’expérience à la base, étaient, après discernement des autorités, adoptées au fur et à mesure par nos Églises françaises en lien avec les publications de Rome.

Aujourd’hui mon souci est double : d’abord avec des prêtres et des amis orthodoxes en France et en Suisse (le P. Antoine Callot, Noël Ruff eux…), je cherche à étendre les bienfaits de cette pastorale commune aux mariages catholiques (ou protestants) – orthodoxes.

Deuxièmement, toujours en collaboration avec des ministres des Églises sœurs (ici, en particulier avec le pasteur Jacques Maury4), je m’efforce d’aider nos Églises à tirer les conséquences au plan ecclésial de ce qu’elles admettent au plan pastoral. La pastorale commune des couples interconfessionnels suppose une certaine reconnaissance réciproque du ministère du prêtre et du pasteur. Le fait que, “à titre exceptionnel”, des conjoints de ménages mixtes communient sacramentellement ensemble et participent d’une certaine manière à la vie des deux Églises prouve qu’on ne peut plus, à partir des codes de droit canonique ou des disciplines, considérer les confessions chrétiennes comme des organismes purement et simplement séparés les uns des autres. Comment traduire dans les structures ecclésiastiques officielles la compénétration déjà en cours, le fait que les Églises sont déjà plus “conjointes” qu’elles n’acceptent de le dire officiellement ? Là est aujourd’hui le problème qu’on qualifie parfois d’une expression, discutable, de “double appartenance” ecclésiale mais dont la prise en compte est indispensable si l’on ne veut pas clouer sur place le mouvement œcuménique.

Et les voyages ?

Le premier circuit CLEO a été conçu en 1959 et réalisé à Pâques 1961. Ce pèlerinage pionnier “au pays de la Bible” a été organisé conjointement avec mon ami protestant Paul Eberhard. Une première (on n’avait, semble-t-il, jamais entrepris de pèlerinage où catholiques et protestants étaient numériquement fifty-fifty et partaient donc “sur pied d’égalité”). Nous nous sommes heurtés à de nombreuses inquiétudes et difficultés. Nous sommes partis en bateau, 43 catholiques et 43 protestants, accompagnés (c’était un scoop !) par l’équipe de Présence protestante travaillant aussi pour Le Jour du Seigneur – au retour, le film a donné lieu à la première réalisation commune de ces deux émissions télévisées.

J’ai commencé à aller en URSS en 1965 : en Arménie (où nous avons été reçus par le catholicos V Asken 1 er) ; en train, via Istanbul et l’Iran avec un mémorable franchissement de frontière pour entrer en URSS… on avait l’impression de pénétrer dans un camp du goulag ! Je me suis juré de ne jamais plus y retourner… par la suite j’y suis allé au moins une fois par an ! Et je n’ai plus cessé d’organiser des voyages. Le Centre Saint-Irénée, à la grande époque (dans les années 70-80), avait une “écurie” accompagnatrice de plus de vingt prêtres et vingt pasteurs, qui faisaient découvrir tous les aspects religieux d’un pays et leurs conséquences pour l’unité à des centaines de chrétiens de France, de Suisse et d’ailleurs.

Au retour de ces voyages, dès le début, je me suis aperçu que, si le cœur des participants était ouvert et accueillant, leur connaissance des Églises chrétiennes était faible : d’où la création dès 1964 des cours de formation œcuménique par correspondance avec la si précieuse collaboration du pasteur Alain Blancy et d’autres prêtres et pasteurs.

Que pouvez-vous dire de l’avenir du mouvement œcuménique ?

D’abord je confie le Centre Saint-Irénée à la grâce de Dieu et au soutien des très nombreux amis qui l’entourent et le portent.

En France aujourd’hui, les relations des catholiques et des protestants stagnent. Nos frères réformés semblent se satisfaire de ce statu quo. Avec les orthodoxes, les relations se compliquent quelque peu en raison des initiatives du patriarcat de Moscou. Et, du côté anglican, la crainte d’un schisme interne ne simplifie pas le dialogue.

Au plan mondial la Commission Foi et Constitution est faible : l’animateur hors pair que fut le père Tillard est mort. Or, en œcuménisme comme ailleurs, les choses reposent beaucoup sur des personnalités. D’autre part la Commission plénière ne se réunit plus que très rarement. Elle est par ailleurs alourdie par l’intégration de tel ou tel membre qui n’est là que pour satisfaire à des quotas et des paramètres à respecter au plan mondial. Je me demande parfois si, pour traiter les problèmes de nos divisions nées en Occident, il ne faudrait pas cesser de contraindre des amis de l’hémisphère sud à y participer. N’est-ce pas à l’Europe de résoudre ses propres problèmes ? La KEK peut-être pourrait jouer un rôle, elle qui, après le succès de la conférence de Sibiu et à la veille de la célébration de son cinquantenaire (Lyon 2009), se porte assez bien ?

Le COE a de grandes difficultés financières et de personnel. Il semble vivoter. Et ne risque-t-il pas de se dissoudre dans le Forum chrétien mondial en train de se mettre en place ?

On pourrait continuer : dans leur grande majorité les chrétiens d’aujourd’hui (clercs et laïcs) ignorent à peu près tout de l’histoire séculaire du mouvement œcuménique. Or, lorsqu’on ne connaît pas le passé, on n’est pas à même de vivre le présent et encore moins capable d’inventer l’avenir… La situation n’est pas brillante mais ce n’est pas une raison pour désespérer. Au contraire c’est une raison pour chercher à découvrir ce que, aujourd’hui, “l’Esprit dit aux Églises”. Ici et là, à travers le monde, de jeunes pousses apparaissent dans des lieux communautaires, dans des mouvements charismatiques, pentecôtistes ou de renouveau, dans des monastères, dans des paroisses missionnaires… Apparemment, la dynamique des foyers mixtes – petites Églises familiales, îlots réconciliés donc réconciliateurs – s’étend à d’autres courants de pensée et de vie. Reste à espérer, et à prier pour que ces divers pôles œcuméniques fassent tâche d’huile afin que cesse enfin, un jour aussi proche que possible, le scandale de la division des chrétiens.

Propos recueillis par Catherine Aubé-Elie

Note
1 Il a reçu le prix Saint-Nicolas de Bari pour son action œcuménique, en même temps que le métropolite Jean de Pergame, en 1997.
2 Créateur avec Lord Halifax des Conversations de Malines, le lazariste Fernand Portal est un des grands inspirateurs de l’œcuménisme à la fi n du XIXe et dans le premier quart du XXe s.
3 Créé en 1925 par les Dominicains pour promouvoir les études russes et les rencontres avec le monde slave. Les premières années, l’activité du Centre consista surtout à susciter l’accueil des chrétiens qui, fuyant leur pays, tentaient de reconstituer des communautés en Occident (d’après le site www.istina.eu).
4 Voir UDC n° 136, octobre 2004, p.32.